Facebook et les fakenews : une war room comme solution ?


Je publie, ci-dessous, mes notes de recherche — un peu retravaillées pour l’écrit — qui m’ont servi à préparer l’interview que j’ai donnée à Dominique Arnoldi.

La multiplication des « fake news » ne va pas en s’améliorant : le volume d’info à surveiller, les nouvelles technologies, les publicités ciblées, le manque de législation contre Facebook, etc. Quelles sont les raisons de cette expansion ?

Ce qu’il ne faut pas perdre de vue, c’est que la désinformation est devenu un marché mondial et que Facebook, en tant qu’entreprise commerciale, a des intérêts à le défendre. Par ailleurs, et là je vais m’inspirer de la réflexion d’Antonio Casilli qui s’est prononcé sur la pertinence d’une loi anti-fake news en France en l’arrimant à la problématique du digital labour, c’est-à-dire le travail numérique de tâcheron. On ne peut pas résumer les fake news qui circulent sur le web à de la désinformation dont il faudrait enrayer la source. On doit aussi prendre en compte nos propres interactions sociales qui favorisent la circulation des fausses nouvelles. Nous sommes tous en quelque sorte un peu coupables, souvent malgré nous, en faisant circuler ces fausses informations. Et ce que veut éviter Facebook, c’est justement de nous culpabiliser au risque de perdre une partie de nos activités. Donc il préfère couper à la source.

Cela pose toutefois un deuxième problème, c’est que Facebook est avant tout une plateforme numérique dont la fonction n’est pas de produire de l’information, mais de relayer du contenu et notamment du contenu d’actualité. Ce n’est donc certainement pas une source d’information telle que l’entendent la plupart les médias d’actualité et des journalistes qui peut se permettre de couper à la source.

Quels sont les moyens que Facebook a à sa disposition pour lutter contre la désinformation ? Est-ce possible ?

Pour l’instant aucun dans la mesure où les revenus de Facebook proviennent de la circulation du maximum d’informations, les bonnes comme les mauvaises. Alors, à moins d’embaucher des professionnels de l’information — c’est-à-dire des gens non seulement formés au traitement impartial de l’information, mais qui en plus s’engagent personnellement devant la société à réaliser ces tâches avec professionnalisme… bref, des journalistes — je ne vois pas qui d’autres peut faire ce travail. Cela suppose en plus que Facebook ne se contente plus de son statut de diffuseur d’informations, mais qu’il devienne producteur et éditeur d’information, car dès qu’on touche à la sélection et au contenu de l’actualité, on touche à l’éditorial et donc au journalisme.

Donc pour moi, c’est impossible ou, si une telle configuration se produit, ça soulève de nouveaux enjeux éthiques sur la production de l’information.

Est-ce que Facebook est sincère quand elle dit qu’elle veut combattre la désinformation ? Sa création d’une « war room » pour les élections au Brésil et aux États-Unis, on peut en attendre des résultats  ? Est-ce qu’on peut lui faire confiance ?

La création d’une war room annoncée plus tôt cette semaine donne plus l’impression d’un effet d’annonce que de véritables intentions. Il faudrait regarder comment ce “conseil de guerre” — traduction libre — va travailler, qui va y travailler, quelles seront les décisions finales et quel niveau de transparence vont avoir en retour les usagers de Facebook sur le contenu qu’il ne verront plus.

Je rappelle juste que Facebook au même titre que Google, Microsoft et autres GAFAM sont quand même les rois de la sous-traitance et que la quasi totalité des décisions qui consistent à valider ou retirer du contenu sur le web sont des tâches effectuées à la chaîne, donc avec le moins de réflexion possible, par des personnes sous-payées par des sociétés implantées dans des pays émergents, comme les Philippines, le Pakistan, la Chine, Hong Kong, le Bangladesh, etc. Donc, juste qu’on essaie de se mettre à la place du travailleurs philippin qui, pour évaluer le contenu d’une publication Facebook, a environ 30 secondes pour décider s’il clique sur « effacer » ou « ignorer », tout en considérant que le salaire qu’il obtient en retour de ce clic fait vivre ses parents, ses grands parents, ses enfants, ses frères et ses sœurs. Cette situation est très bien décrite dans The Cleaners / Les nettoyeurs du web, un documentaire allemand réalisé par Hans Block
et Moritz Riesewieck.

Tout ça pour dire que je doute vraiment de la sincérité de Facebook dans cette démarche.

Et si Facebook peut régler le problème, pourquoi ne le fait-elle pas ?

Parce que derrière ce premier problème qu’on vient d’évoquer, il y en a un second un peu plus pernicieux que personne ne veut pas trop aborder. Je suis désolé d’être aussi radical, mais il faut bien considérer que la publicité, c’est aussi, d’une certaine manière, des fake news. Et elle est bombardée en permanence sur nos écrans.

Facebook sait qu’elle doit ménager la chèvre c’est-à-dire le travail journalistique que lui fournissent les médias de masse et le chou, autrement dit la manne financière que représente les revenus de la publicité. En outre, ça existe déjà dans les médias de masse qui font cohabiter les deux, info et pub, depuis des décennies sans que ça pose trop de problème de crédibilité, en séparant tout simplement les intérêts des deux services. Mais pour cela, il faut être un média à caractère journalistique et pas une plateforme dont l’ADN est de prendre des décisions éditoriales en les confiant en grande partie à des algorithmes et des esclaves d’un nouveau genre, car sous-payés.

Mark Zuckerberg détient 16% des actions de Facebook, mais 60% des droits de vote, il a le contrôle absolu sur sa compagnie… faut-il le pointer du doigt ?

Je n’a pas vérifié cette information. Quoiqu’il en soit, sur le principe, il me semble qu’on s’est déjà posé le même genre de questions au sujet de Sylvio Berlusconi en Italie, de Pierre-Karl Péladeau au Québec, de Ruppert Murdoch aux États-Unis… bref, de ces grands groupes de presse qui jouent la carte de la convergence des médias et donc du monopole… On connait la réponse : dès que la production et  la diffusion de l’information tombe dans les mains d’une seule personne ou d’un petit consortium d’actionnaires, ce n’est pas très bon pour la pluralité éditoriale.

Comment se prémunir contre la désinformation, en tant qu’usager et consommateur de médias sociaux ?

Je dirais en développant son esprit critique. Malheureusement, nous ne sommes pas tous égaux devant l’information pour développer une telle compétence : nous n’avons pas tous le même bagage d’études, les mêmes activités professionnelles ou personnelles, les mêmes réflexes… Donc déjà en étant curieux, en ne prenant jamais pour argent comptant ce qu’on nous dit, et éventuellement en se donnant les moyens de vérifier l’information, quelle que soit sa forme, c’est un bon début.

Mais c’est sur les médias sociaux qu’il faut être plus conscient de notre responsabilité d’usager à relayer ou ne pas relayer n’importe quoi, de n’importe quelle manière et à n’importe qui. À la base, d’ailleurs, le journalisme dit citoyen, ce serait plutôt ça. Et cela pourrait être encouragé d’ailleurs par les journalistes professionnels qui savent déjà, eux, catégoriser leurs sources d’information en fonction de leur fiabilité. Peut-être qu’ils pourraient apprendre à leur audience à le faire, par l’intermédiaire des plateformes de réseaux sociaux où ils ont des profils qui oscillent justement entre le professionnel et le personnel. Certains journalistes participent volontiers à ces échanges d’actualité sur Twitter, sur Facebook ou d’autres réseaux socionumériques.

En plus, ça ouvre une nouvelle voie de production de contenu pour les médias de masse. Certains ont même emboîté le pas de leurs journalistes en prenant des initiatives d’accompagnement à la prise de connaissance de l’actualité. Je pense notamment à la création de services de vérification de l’information du web, comme Les Décodeurs du quotidien français Le Monde, la section Fact Checks du New York Times ou, plus près de nous, L’inspecteur viral de Jeff Yates autrefois sur Métro et maintenant sur le site de Radio-Canada… sans oublier des sites spécialisés comme Hoaxbuster, un des pionniers français en matière de vérification de l’information. Il y en a de plus en plus et c’est très bien.

Mais pour résumer, il faut retenir l’usager de Facebook et plus largement du web ne peut plus se contenter de consommer l’actualité de façon passive. Il doit être actif dans sa prise de connaissance de l’information et c’est peut-être dans sa relation un peu plus directe avec les journalistes sur les médias sociaux que cela peut se développer.

La police chinoise utilise le big data pour des arrestations préventives au Xinjiang

Source : La police chinoise utilise le big data pour des arrestations préventives au Xinjiang

Où va l’homo technologicus

« Big data, intelligence artificielle, nanotechnologies, biologie de synthèse, robotique, tous ces noms semblent capables d’étayer les scénarios les plus contradictoires : ici, on les accole à d’effrayantes prophéties, là, à de séduisantes promesses. On les associe tantôt à l’idée de salut (avec, en ligne de mire, un « homme nouveau » débarrassé des soucis liés à la matérialité du corps), tantôt on les assoie à l’idée de catastrophe, d’abomination, de liquidation de ce que nous, les humains, serions en vérité, au fin fond de nous-mêmes.

Dans le premier cas, on clame que les technologies qui s’annoncent donneront à l’idée de progrès l’occasion d’une rédemption radicale, mais sans doute pas pour tout le monde.

Dans le second, on avance qu’avec elles, c’en sera bientôt fini de « l’affaire homme », et que, déjà, la puissance des bouleversements en cours est si forte qu’il n’y a plus aucune place pour le jeu politique ou l’agir démocratique.

Ces deux camps opposés, celui du salut et celui de la catastrophe, s’accordent toutefois pour penser que les nouvelles technologies seront capables de transgresser nos limites corporelles et biologique, donc de collaborer à l’estompement de la distinction entre nature et artifice. En d’autres termes, elles vont nous « cyborgiser » à petit feu et à l’insu de notre plein gré.

Finalement, que l’on soit techno-prophète ou techno-sceptique, la prémisse du discours est la même : les nouvelles technologies nous conduisent en mode toboggan vers un monde qui n’aura plus grand-chose à voir avec celui dans lequel nous vivons.

À quoi ce monde ressemblera-t-il ? Pourrons-nous procréer à n’importe quel âge ? Pratiquerons-nous l’ectogénèse, c’est-à-dire l’incubation du fœtus hors du corps de la mère ? Éradiquerons-nous toutes les maladies ? Vivrons-nous si longtemps que nous finirons par nous ennuyer à mourir, mais sans pouvoir mourir, même pas à la fin ?

Mais au fond, désirons-nous tout cela ? Accepterons-nous de sortir sans crier gare de la condition humaine ? Combien parmi nous pensent que vouloir vivre humain, vouloir vivre en humain, c’est d’abord accepter notre finitude, nous réconcilier avec nos limites, et même les revendiquer, qu’elles concernent la naissance, la souffrance et la mort ? Qu’être pleinement humain, c’est aussi refuser ce qui nous robotise, à commencer par l’abus des machines auxquelles nous devrions nous soumettre ? » [Reproduction du texte de présentation de l’émission La conversation scientifique]

Avec Jean-Michel Besnier, philosophe, et Jacques Testart, biologiste.

La notion d’identité culturelle a-t-elle un sens ?


Je reproduis ici le texte de présentation de ce numéro de « La conversation scientifique » qui reçoit pour l’occasion François Jullien, philosophe, hélléniste et sinologue et auteur de Il n’y a pas d’identité culturelle (L’Herne, Carnets).

« Pour d’aucuns, notre identité viendrait de nos ancêtres les gaulois, qui auraient ainsi l’étrange particularité de ne pas avoir d’ancêtres, car s’ils en avaient, nos ancêtres ne seraient pas les Gaulois, mais les ancêtres des Gaulois, et même les ancêtres des ancêtres des Gaulois, et on n’en finirait pas…. Pour d’autres, notre identité n’aurait pas d’origine précise, mais un qualificatif : malheureuse, ou bien menacée, ou même déjà fracturée, ou, au contraire, potentiellement heureuse.

Pendant longtemps, l’identité a été une notion simple. Elle consistait à découvrir que deux choses qu’on croyait distinctes n’étaient en fait qu’une seule et même chose : dire que la chose A était identique à la chose B, c’était dire qu’il n’y avait en réalité qu’une seule et même chose, que nous appelions tantôt A, tantôt B. Mais aujourd’hui, il est devenu courant qu’un guide touristique nous dise que tel quartier a « conservé son identité ».

L’identité serait désormais une qualité que l’on peut conserver, donc aussi une qualité que l’on peut perdre ou que l’on peut vouloir défendre contre ce qui menace de la détruire. Mais qu’est-ce que l’identité d’un quartier ? Dans un guide touristique plus ancien, on aurait parlé du « caractère » du quartier, voire de son âme, mais pas de son identité.

Sans doute le mot identité dit-il quelque chose de plus. Dans l’exemple du quartier, il s’agit d’un territoire qui pourrait être absorbé par la masse urbaine qui l’environne, et aussi d’une population qui y vit. Ce qui permet au mot identité de désigner non seulement une qualité propre à cette partie de la ville, mais aussi un attachement des habitants à leur manière d’y vivre. Que deviendrait le quartier si, comme on dit, il « perdait son identité » ? On répondra qu’il ne serait plus lui-même. Cela voudrait-il dire qu’il aurait disparu ? Ou alors qu’il existerait encore, mais de manière indistincte, confondu qu’il serait avec le milieu qui l’entoure ? Le problème est de savoir comment préserver son identité si l’environnement change. En la changeant, me direz-vous. Certes, mais si on la change, c’est qu’elle n’est plus la même. Et si elle n’est plus là-même, c’est qu’on l’a perdue… Décidément, l’identité a bien des embarras. » [Reproduction du texte de présentation de l’émission « La conversation scientifique sur France-Culture]

Google rend hommage à Marshall McLuhan. OK, mais pourquoi ?

Toujours aussi étonnante, cette fascination pour Marshall McLuhan, alors qu’on continue à très mal interpréter — voire falsifier, surtout en marketing — son célèbre concept de village global. C’est d’autant plus étonnant de la part de Google qui, plutôt que de mettre les humains en relation directe, cherche à se rendre à tout prix indispensable en tant qu’intermédiaire de cette relation. Du coup, ce bandeau animé en l’honneur du théoricien canadien — il aurait 106 ans aujourd’hui — lui confère un statut encore plus prophétique qu’il ne l’a été jusqu’ici, au point de se demander si ce n’est pas stratégique de la part de Google.

Marshall McLuhan’s 106th birthday #GoogleDoodle

Source: www.google.ca/?doodle=33680801