De la déconnexion à la liberté d’esprit

La thèse de Baudrillard montre en somme que la société de consommation n’est pas un univers isolé dont les principes commerciaux, même les plus larges, seraient distillés dans la société libérale afin de guider ceux qui y vivent vers une finalité d’achat. Elle est au contraire un environnement complet dans lequel chaque individu, chaque groupe reçoivent des informations qui les poussent à… consommer ! Tout ce qui a pu être identifié comme artefact culturel, avant l’ère de l’industrialisation de nos sociétés au 19e siècle, a été recyclé — avec le concours important des mass-media — pour devenir un bien de consommation. Si bien que la culture mass-médiatique — que nous identifions aujourd’hui par le terme générique de culture — n’est pas une culture au sens où on l’entendait avant l’industrialisation de nos sociétés occidentales, mais une sous-culture principalement mue par des intentions mercantiles.

L’analogie à Matrix des frères Wachowski

Les frères Wachowski qui réalisèrent la trilogie Matrix à la fin des années 1990 ont souvent expliqué dans des entrevues que la pensée de Baudrillard, parmi les nombreuses références qui ont inspiré cette construction mythologique, avait servi de base à l’écriture de leur scénario. En effet, si le propre de l’Homme, à l’instar de Néo[1], est une quête perpétuelle de liberté, il doit alors se couper de tout ce qui le relie à une société construite sur des principes si éloignés de la nature humaine, qu’il est incapable de réaliser qu’ils sont dissonants avec cette même nature qui est pourtant la sienne.

Cette dichotomie — marxienne, finalement, car elle fait directement référence à l’aliénation de l’Homme au travail, le constat de Marx dans le Capital — est représentée dans Matrix par une opposition radicale entre deux sociétés : Sion, le petit monde libre des humains reclus dans les entrailles de la Terre et le monde des machines qui en ont envahi la surface, les deux se faisant la guerre. Entre ces deux sphères concentriques se trouve la majorité de l’humanité, cultivée par les machines dans le but d’en récupérer l’énergie électrique, lesquelles machines injectent dans les cerveaux de ces humains l’image d’une société que l’Homme a l’illusion d’avoir construite. La matrice, c’est cette représentation sociale du monde logique, cohérent et qui se prête volontiers à une conception imaginaire et donc idéale de la vie humaine — la caverne de Platon, en quelque sorte —, mais en réalité entièrement sous le contrôle des machines. Se libérer des machines — ou se déconnecter de la matrice — c’est donc en fait critiquer la raison hégélienne, l’implacable logique comme l’on fait Kant, Marx et plus tard Foucault, Deleuze, Derrida ou Martín-Barbero.

Mais la matrice des Wachowski, c’est aussi une métaphore de la société de consommation de Baudrillard dans laquelle nous baignons chaque minute et qui, malgré nos efforts de désaliénation malheureusement à temps trop partiel pour nous permettre de produire une pensée libre et indépendante, nous conduit à déléguer à autrui la fabrication de nos biens afin de les consommer — donc les épuiser — pour les désirer à nouveau.

De nombreux cinéphiles et quelques philosophes ont longtemps reproché aux frères Wachowski la conclusion de la trilogie Matrix où on voit Néo — l’Élu, selon le prophète Morpheüs — dans une position particulièrement christique, anéantir à lui seul le monde des machines en injectant son esprit libre — donc irrationnel — dans le siège de l’intelligence artificielle — donc rationnelle — qui gouverne le monde réel. On pourrait en effet penser que la voie qui consiste à croire en Néo est celle qui mène vers la liberté.

Pourtant, durant toute son histoire, Néo ne montre aucun prosélytisme ; mieux encore, il est persuadé qu’il n’est pas l’Élu que cherche Morpheüs qui, quant à lui, a endossé les fonctions de guide spirituel de Sion en prônant la foi vers la liberté. Ce qui motive Néo, c’est l’amour, expression humaine la plus irrationnelle qui soit, l’amour qu’il perd juste avant d’abandonner son esprit dans les machines. Néo n’est donc certainement pas une incarnation postmoderne du Christ — qui libérait les hommes en réalisant des miracles qu’ils ne pouvaient pas faire eux-mêmes —, mais plutôt une figure d’homme libre, une résurrection anachronique comme l’entend Baudrillard justement, que l’amour — et donc la déraison — fait vivre jusqu’à sa mort physique. Pour être libre, il ne s’agit pas de croire en Néo, mais d’être le Néo.


[1] On notera d’ailleurs que le personnage principal des frères Wachowski porte le même nom que le Néo, la « résurrection anachronique » de Baudrillard, seul catégorie d’humain capable se libérer du carcan consumériste omniprésent.

Du réseau social au réseau commercial

Déjà dépassé, Facebook ? Et LinkedIn… Bientôt un lointain souvenir ? Ces réflexions, un tant soit peu fantasmées par les penseurs du marketing et du commerce en ligne, ne sont pas issues d’une idée saugrenue.

Ce n’est plus une vue de l’esprit. La Toile évolue à vitesse grand V. Après le web 2.0, voilà qu’on nous parle déjà du web… 4.0 ! Essayez : allez sur Wikipédia et cherchez le « web 3.0 » : il ne sort pas. Étonnant.

Probablement parce que les développeurs du net ne sont pas d’accord sur ces histoires d’appellations, loin de là. Même Éric Schmidt, le président de Google, n’aime pas cet étiquetage plutôt « journalistique », selon lui. On retiendra, en revanche, que le web s’apprête à vivre bientôt deux vagues technologiques novatrices : après l’internet des serveurs (la recherche d’informations) et l’internet des utilisateurs (le déploiement des forums, blogues, réseaux sociaux…) viendraient l’internet des machines (votre frigo dresse la liste de tout ce qui manque et l’envoie à votre épicier pour qu’il vous la livre) et l’internet des objets (votre téléphone intelligent vous prévient que vous avez oublié vos lunettes sur votre bureau). Le paradis des étourdis…

Et les réseaux sociaux dans tout ça, diriez-vous ? Ils s’adaptent. Mieux encore, ils anticipent cette nouvelle réalité du web qui approche à grands pas. Les auteurs du blogue Nuwave Marketing se sont d’ailleurs amusés à dresser la liste des dix « nouveaux réseaux sociaux qui montent ». Une petite visite s’imposait. Au moins vers ceux qui fonctionnent.

A priori, rien de bien nouveau : nombreux sont ceux, souvent à caractère professionnel d’ailleurs, qui proposent une mise en relation de compétences. Non, ce qui diffère, c’est leur approche de la collecte d’informations. À titre d’exemple, Gild — bientôt en français ? — fonctionne sur le mode « dis-moi quels logiciels tu utilises, je te dirai quel expert tu es ». Quant à PriceBuzz, il vous proposera de créer un avatar entièrement mû par des envies d’achats compulsifs, afin de partager avec vos futurs PriceFriends les mêmes convoitises et effectuer ainsi des achats groupés. Donc moins chers.

MEILLEUR(E)S AMI(E)S

Car il n’y a pas meilleur vendeur que votre « meilleur(e) ami(e) ». Earl Tupper l’avait déjà bien compris lorsque, à la sortie de la Deuxième Guerre mondiale où la relance de la consommation était primordiale pour les économies alliées, il lançait sa marque de boîtes en plastique alimentaire par la vente à domicile, autrement dit le réseau personnel de chaque foyer.

Ainsi donc, après avoir partagé votre vie privée sur Facebook, vos compétences ou vos goûts artistiques sur MySpace et vos expertises professionnelles sur LinkedIn, vous pourriez bien indiquer sur ces nouveaux réseaux vos habitudes alimentaires, votre couleur préférée, vos allergies, votre style vestimentaire, votre auteur préféré… La différence est que vous autoriserez — pour des raisons pratiques, bien sûr — que toutes ces données fusionnent, circulent, se confrontent au point de transformer vos avatars en profil personnalisé de consommateur, le summum de la cible commerciale que toute entreprise, un tant soit peu concernée par la vente de produits, attend depuis des lustres.

Vous n’en aviez pas rêvé, mais les réseaux sociaux sont en train de le faire…