Denis Robert résume 10 ans d’enquête et de combat au sujet de Clearstream

Trop de tweets tue le tweet

« Twitter, nouvel outil incontournable des journalistes ? » (Ahmad, 2010: 145) Baptiste Barbe n’en pense pas moins dans son mini-essai « Twitter dans la sphère du journalisme » (Barbe, 2011). À la fois source d’informations et canal de diffusion, les journalistes prennent et donnent sur ce site de microblogging (1) qui permet de s’abonner à toutes les sources (officielles, officieuses, citoyennes, intéressées, non-vérifiées…) que l’on souhaite et de diffuser, dans un délai de plus en plus court, à tous « nos » abonnés les informations qui nous paraissent digne d’intérêt public.

L’auteur du blogue TIC et tactile y voit un outil d’information jusqu’ici inégalé : « La publication des tweets sur l’actualité offre de nouvelles opportunités. Ils permettent de révéler des informations pas encore relayées par les grandes sociétés médiatiques. » (Barbe, 2011).


Bien que Baptiste Barbe ait pris le point de vue du journaliste, il y a un certain nombre d’éléments que je souhaite remettre en question, tout en gardant ce même regard professionnel.

Oui, Twitter a permis à plusieurs reprises de diffuser des informations d’envergure internationale alors que les grands médias étaient encore absents du terrain de ces événements : conflits sociaux entre population et pouvoirs autoritaires en Tunisie, en Libye et en Iran, tremblements de terre en Haïti l’année dernière et ceux, plus récents, au Japon.

Oui, Twitter permet également aux journalistes de resserrer les liens qui existent entre eux et les internautes, de se faire une meilleure idée des attentes de « son » public qui, à son tour, retwitte les nouvelles qu’on lui transmet, permet tant d’élargir son audience que de recevoir de nouvelles informations liées aux premières. En cela, Twitter constitue une source d’information de plus.
Quant à en faire une source principale d’information, la chose est aussi alléchante que dangereuse. Pourtant, même le très respecté Guardian succombe à la tentation. Dans un article qui relate une expérience de stage dans les services en ligne du quotidien britannique, le journaliste et chercheur pakistanais Ali Nobil Ahmad avait noté ceci dans son journal :
« Alan Rusbridger, editor of The Guardian […] announced that Twitter was one of his three main areas of interest and satisfaction in The Guardian’s current work. Citing the fact that his technology team of just three individual journalists had accumulated almost three times the number of followers than the number of newspapers sold daily, he said he was very much unsure whether there would still be a print edition of The Guardian in years to come […]. » (Ahmad, 2010: 150-151) (2).
Changer de politique éditoriale et de moyens de diffusion est sans aucun doute un signe d’intelligence de la part du Guardian. De là à croire que les abonnés d’un fil Twitter représentent une cible digne d’intérêt pour ses annonceurs qui pourraient ainsi le sauver du marasme économique, comme le reste de la presse, il y a un fossé qui a été franchi sans grande réflexion.

Sur le fond, Twitter n’apporte rien de bien nouveau : les journalistes ont toujours tiré profit des correspondants de presse qui, au fil des années, ont été de moins en moins nombreux — car de moins en moins rémunérés pour les informations qu’ils transmettaient. Les agences de presse ont en effet rempli ce rôle en l’agrémentant d’une valeur ajoutée considérable pour les professionnels : la fiabilité de l’information. Puisque récoltées sur le terrain par d’autres journalistes/informateurs reconnus comme tels par leurs pairs, ces données bénéficient d’une sorte de « label qualité », sceau de confiance inébranlable que tout journaliste a eu devant une dépêche de l’AFP, Reuters ou Associated Press.

Cette validité journalistique de l’information, perçue comme une indispensable nécessité par les uns et un comportement corporatiste par les autres, a permis aux journalistes de disposer d’un réseau personnel constitué de sources officielles et/ou officieuses, dites autorisées et/ou clandestines, d’observateurs privilégiés, de relations confraternelles voire d’amis avec lesquels le rapport de confiance, toujours tacite au départ, a fait ses preuves avec le temps. En d’autres termes, nombre d’informations sont dites vérifiées de par l’identification de leurs sources — qui peut rester confidentielle — et non par la nature elle-même de l’information. Aucune difficulté à y voir, là encore, une des nombreuses applications de la pensée de Marshall McLuhan, « le message c’est le médium », tant dans ce cas source et information sont indissociables.

Twitter permet donc, à tout le monde, de devenir en quelques minutes une source d’informations au même titre que celles « validées » par les journalistes. Et nombreux sont ceux à le faire avec autant d’honnêteté que de subjectivité, autant d’amusement que de conscience citoyenne… Aux journalistes alors de faire la part des choses entre ressenti et simple constat et, surtout, de vérifier les informations qu’on leur a transmises.

Mais à l’ère des avatars qui permettent de préserver son anonymat dans la vie réelle — une condition pourtant indispensable dans les systèmes politiques autoritaires et les dictatures et parfois utile dans certaines démocraties libérales — comment vérifier, par exemple, l’usurpation d’identité ? Le 9 février 2009, l’AFP annonçait le lancement du compte Twitter du Dalaï-Lama et, quelques heures plus tard, dût annoncer la suspension dudit compte après plus de 20.000 abonnements ; Biz Stone (3) l’ayant identifié comme faux après son signalement par l’intéressé (4).

Pire encore dans ces exemples de cybersquatting : James Cox, illustre inconnu jusqu’à ce qu’il devienne l’auteur du populaire fil Twitter @CNNbrk (presque un million d’abonnés) que la chaîne de télévision américaine CNN, dupée, a été contrainte de racheter, elle qui accumulait péniblement 64 000 abonnés sur son vrai fil Twitter


Par ailleurs, devant cette multiplicité de sources d’informations toutes plus nouvelles les unes que les autres, comment établir le rapport de confiance acquis au fil du temps que nous évoquions plus haut ? Quels moyens les journalistes ont-ils pour vérifier leurs informations, sachant que le terrain, la matière première du reportage, est délaissé dans les rédactions au profit des ces informations de 140 caractères maximum en provenance de journalistes-citoyens parfois agrémentées de photo ?

Illustration empruntée sur le site des Inrocks
Et il faut bien voir aussi que derrière ce schéma fonctionnel se profile aussi une argumentation économique imparable : un journaliste qui ne se déplace pas est un journaliste qui coûte moins cher. À ce sujet, Philippe Cohen et Élisabeth Lévy disent que « Notre métier a mal tourné » :
« Dans tous les médias, les dirigeants sont obsédés par les questions d’organisation et les « procédures » auxquelles ils consacrent un temps et une énergie démesurés. Des cost-killers débarquent pour mesurer la « productivité » des journalistes. » (Cohen & Lévy, 2008: 223)
Quoi qu’il en soit, il faudra bien que tout ce petit monde qui gravite autour de l’information cohabite pour le meilleur et pour le pire. Cela signifie que tout journaliste, qu’il soit citoyen ou professionnel, accepte de nouvelles règles. Pour les journalistes-citoyens, qu’ils soient twitteurs invétérés, blogueurs ou téléphotographes, c’est admettre que toute information, lorsqu’elle est d’intérêt public, doit être vérifiée. Pour les journalistes professionnels, réticents à ces technologies qui changent la donne et qui, bien évidemment, sont sources d’un mal-être permanent, admettre qu’ils n’ont plus le monopole de l’information, mais que leur métier leur demande de la traiter avec encore plus de circonspection.

C’est ce que montre aujourd’hui Wikileaks. Et pourtant, « Wikileaks n’est pas une entreprise de journalisme » (Escobedo, 2011) tout comme Twitter, Facebook… tout comme n’importe quel canal de réseau social qui, de près ou de loin, se transforme en source d’information de façon ponctuelle ou permanente. Car Wikileaks, comme de plus en plus de journalistes-citoyens, vérifie et sélectionne ses informations à diffuser ; le travail de base de tout journaliste professionnel.

En se faisant accepter comme source d’information reconnue, Julian Assange n’attend pas moins des journalistes à qui Wikileaks a fourni bon nombre de scoops, car la garantie de l’anonymat n’est qu’un moyen parmi d’autres pour protéger les sources d’informations. Par ce biais, Assange demande encore plus : sa propre protection juridique, une sorte d’immunité qui pose un problème éthique au regard de l’affaire de mœurs dans laquelle il est mêlé en Suède. Elle peut nous paraître aujourd’hui abusive, mais on doit y réfléchir, car en étant protégées par la loi au même titre que les journalistes, ces sources d’information auraient une obligation de service public à respecter.

Les carnets d’adresses des journalistes comportent désormais autant de contacts virtuels que réels, les premiers pouvant très bien s’entremêler aux seconds afin d’échapper volontairement à toute poursuite. Il y a donc une légitimité à donner aux avatars-sources d’information, une raison d’être qui reste encore à définir. Ce sont sans aucun doute les médias qui devront entreprendre ce travail de validation tout en considérant que ce travail-là ne cessera jamais d’augmenter avec le temps.

Notes
(1) Le microblogging est l’opération qui consiste à publier de façon plus concise que sur un blogue classique « small elements of content such as short sentences, individual images, or video links ». (Kaplan & Haenlein, 2011). Sur Twitter, les éléments textuels publiés ne peuvent pas dépasser les 140 caractères et contiennent donc, la plupart du temps, des liens pour visualiser les pièces jointes (photos, vidéos…).
(2) Traduction : « Alan Rusbridger, chef de pupitre au Guardian, a annoncé que Twitter était l’un des trois champs d’intérêt et de satisfaction dans le travail courant du journal. Observant simplement que l’équipe du service “Techno”, constituée seulement de trois journalistes, avait engrangé, en nombre d’abonnés (followers), trois fois le nombre de journaux vendus chaque jour, il dit que l’avenir de la version papier du Guardian n’était plus être assuré dans les années à venir. »
(3) Biz Stone est l’un des cofondateurs de la société Twitter en 2006 avec Jack Dorsey et Evan Williams.
(4) Il est intéressant de noter que, depuis cet épisode, les responsables de la communication du Dalaï-Lama ont finalement créé un compte Twitter officiel le 22 février 2010 (http://twitter.com/DalaiLama)

Bibliographie
Ahmad, Ali Nobil. 2010. « Is Twitter a useful tool for journalists? ». in Journal of Media Practice. Vol. 11, n° 2, pp. 145-155.

Barbe, Baptiste. 2011. « Twitter dans la sphère du journalisme ». in Mini-essais : TIC et Tactile. En ligne le 15 février 2011: http://baptistebarbe.wordpress.com/2011/02/15/mini-essai-1-twitter-dans-la-sphere-journalistique/. Consulté le 20 mars 2011.

Cohen, Philippe & Lévy, Elisabeth. 2008. Notre métier a mal tourné : deux journalistes s’énervent. Paris: Mille et une nuits, 232 p.

Escobedo, Julianne. 2011. « Wikileaks : 6 contre-vérits diffusées par les médias ». in Société, pouvoirs et culture numérique. OWNI. Paris: 22mars. En ligne: http://owni.fr/2011/01/12/wikileaks-6-contre-verites-diffusees-par-les-medias/ adapté de l’article original http://www.alternet.org/story/149369/8_smears_and_misconceptions_about_wikileaks_spread_

by_the_media/. Consulté le 7 avril 2011 2011.

Kaplan, Andreas M. & Haenlein, Michael. 2011. « The early bird catches the news : Nine things you should know about micro-blogging ». in Business Horizons. Vol. 54, n° 2.