Quand Essen O’Neill part en croisade contre les médias sociaux et « ce qui n’est pas la vraie vie »

Quel média d’actualité n’a pas repris avec moult commentaires le manifeste « anti-fake » de Essena O’Neill au sujet des médias socionumériques, en ce début de novembre 2015 ? Parmi eux, Cyril Bonnet, journaliste web à L’OBS, publiait le 3 novembre 2015 un petit diaporama qu’il légende lui-même à partir de photos du compte Instagram de Essena O’Neill. Après des centaines de milliers de likes sur photos, vidéos, d’abonnés à différents comptes, la jeune lolita Australienne, Essen O’Neill, annonce qu’elle abandonne définitivement les médias socionumériques et choisit donc de révéler la face cachée de ses publications (après avoir fait un gros tri) qui ont fait le tour du web. Si on en juge le nombre d’articles, de blogues/comptes connexes à cette jeune Australienne que Google est capable de lister, Essena part désormais en croisade contre les médias socionumériques, car « ce n’est pas la vraie vie ».

 

La démarche tourne donc autour d’un blog central « Let’s be game changer », relayés par quelques médias socionumériques créés pour l’occasion : Instagram, une tentative vide sur Tumblr, une page WebSta (un relais d’Instagram), YouTube, etc. La requête « Essena ONeill » dans Google permet d’afficher la longue liste d’occurrences qui ont un lien avec l’évènement. On constatera en même temps que le cas a déjà fait le tour des médias de masse anglophones (The Independant, Cosmopolitan, Business Insider, Time Magazine, The US Magazine, Elle, The Guardian, etc,) et francophones (Madame Figaro, Le Mouv, etc.), lesquels ne lésinent pas à assortir leurs textes de points de vue, parfois assez radicaux, comme s’il y avait là matière à fabriquer un exutoire nécessaire pour dénoncer les Facebook, Instagram et autres SnapChat qui pourrissent nos vies — NB : On pourra aussi s’amuser de la différence de traitement éditorial du Huffington Post entre son édition française qui publie la nouvelle sous sa rubrique « Déconnecter pour respirer » et l’édition anglocanadienne qui publie la même nouvelle dans la rubrique HuffPost Style ; il ne faut pas oublier que Essena a profilé sa « vie en ligne d’avant » par le biais des canons de la mode.

Présentation de soi et contraintes professionnelles : une professionnalisation de soi

Cette jeune personne choisissait à l’évidence depuis plusieurs années de distinguer clairement sa « vie en ligne » de sa « vraie vie » dans la mesure où la douleur qu’elle exprime aujourd’hui dénonce précisément cette dichotomie. Les légendes sur son compte Instagram qui expliquent comment ses photos ont été prises, dont certaines sont le résultat d’une centaine de shoots pour « avoir la bonne » ou celles pour lesquelles elle a dû « poser pendant plusieurs heures » pour obtenir ce « ventre parfait » dénote immédiatement d’un usage quasi professionnel des médias socionumériques à destination d’un public consommateur de mode vestimentaire. On notera d’ailleurs à ce sujet qu’elle est parfois rémunérée par des stylistes pour poser avec des vêtements spécifiquement désignés.

Essena dénonce en fait que, bien que ses photos aient l’air d’être prises à l’improviste dans sa vie quotidienne et privée — chez elle, en vacances, avec ses amies et/ou sa famille, elles sont en fait mises en scène par elle-même et ses proches. Il semblerait que ces comportements sont loin de répondre à ses attentes personnelles, mais relève plus de sollicitations en provenance d’autrui, notamment sur la plateforme Instagram.

Mais voilà, ces prescriptions d’usages que Essena souhaite dénoncer s’apparentent plus aux exigences répandues et imposées aux mannequins de mode qu’aux services que proposent les médias socionumériques d’une manière générale. En voulant satisfaire toujours plus de fans et obtenir toujours plus d’abonnés, la jeune fille s’est approprié le dispositif technique pour en transformer certaines de ses fonctions. Le script (Akrich, 2010/1987) de Instagram qui, à la base, consiste à prendre une photo avec son téléphone pour la partager avec son réseau s’est assorti de nombreux autres objectifs, à commencer par une une mise en scène de soi et une diffusion la plus large possible, dans la mesure où la hauteur de sa rémunération en dépend. En somme, Essena s’est imposée des règles d’apparition publique, lesquelles ne pouvaient que provenir du milieu de la mode ou de métiers connexes, puisque c’est son physique qu’elle a choisi de mettre petit à petit en scène. Elle entre ainsi dans un monde professionnel qui existait bien avant le développement des applications du web 2.0, qui a adapté ses codes de fonctionnement à de nouvelles réalités de la communication commerciale et parmi lesquels certains trouvent un écho important dans les pratiques amateurs. Sans en prendre conscience vraiment, Essena entrait dans le monde multiprofessionnel, insondable de la mode et du stylisme.

Autant dire qu’à travers cette dénonciation du « fake », la jeune australienne se livre a quelque chose de beaucoup plus commun et qui transcende les usages des médias socionumériques : elle démissionne ! La seule différence avec les codes habituels du monde du travail est qu’elle le fait devant le monde entier et « à haute voix » (Bonneau, 2013). Son emploi autofabriqué de mannequin à succès devenant trop exigeant pour elle seule — un dilemme que connaît finalement tout personnage public (artiste, politicien, etc.) qui finit par s’associer à d’autres personnes pour gérer une audience devenue trop importante —, elle annonce donc une réorientation de son activité en ligne avec quantité d’émotions. Si ce message semble un crypté, les médias de masse, nous l’avons vu plus haut, se contenterons de le prendre au premier degré tant il renforce le sentiment de trahison qu’ils éprouvent à l’égard de Facebook, Twitter et autres plateformes qui leur « vole » la majeure partie du marché publicitaires dont ils bénéficiaient avant le développement du web 2.0.

On retiendra de cette histoire que, comme de nombreux blogueurs, vlogueurs et autres metteurs du soi sur les médias socionumériques, Essena ONeill s’est engagée dans ce qu’il n’est pas insensé d’appeler une « professionnalisation de soi », terme encore peu répandu que seuls deux articles à ma connaissance (Domenget, 2015 ; Zakhour, 2014) ont évoqués.

Moins dupes que les médias traditionnels, certains pure players comme Mashable — dont l’article sera repris par Courrier international — s’interrogeront, quelques jours plus tard, lorsque Essena annonçait — toujours sur YouTube — que les marques de vêtements qui la rémunéraient jusqu’ici l’auraient laissé tomber ; elle en appelait donc à la générosité des internautes pour collecter des dons qui l’aiderait à refaire surface. Une sorte de sociofinancement/crowdfunding de la prime de licenciement, finalement.

Bibliographie

  • Akrich, Madeleine. 2010 / 1987. Comment décrire les objets techniques ? Techniques & culture. Vol. 252, n° 54-55, pp. 205-219.
  • Bonneau, Claudine. 2013. Travailler à haute voix sur Twitter. Quand la collaboration informelle emprunte un réseau public. tic&société (2). En ligne. 5 juin 2013.
  • Domenget, Jean-Claude. 2015. Usages professionnels et figures d’usager des médias socionumériques. Revue française des sciences de l’information et de la communication (6). En ligne.
  • Zakhour, Lina. 2014. Open space numérique, mise en scène continue : Facebook ou la professionnalisation de soi. In Travail et loisirs. Neuilly, CELSA (France): Groupe de recherches interdisciplinaires sur les processus d’information et de communication (GRIPIC)

Vérifiez si vous êtes « virable »…

Curieuse appellation que ce FireMe !, moteur de recherche qui propose d’analyser les tweets du profil que vous y entrerez — le vôtre ou celui d’un(e) autre ? — afin de vous livrer un rapport de vos débordements linguistiques sur votre fil.

Bon évidemment, FireMe ! n’identifie que les jurons anglosaxons. Mais il aurait suscité quelques angoisses parmi des imprudents.

Le site TechCrunch — encore lui — tente de rassurer son monde en expliquant un peu mieux quelles étaient les intentions de ces étudiants de l’université de Hanovre (Allemagne) et créateurs de ce moteur de recherche un tantinet singulier. Ce qu’on sait moins pour l’instant — car l’invention est encore jeune —, c’est quels seront les usages détournés de ladite application en ligne et quel degré de nuisance ces usages pourraient-ils causer s’ils sont utilisés par des boss, par exemple.

facebook-recrutement-failNéanmoins, lorsqu’on prend son (futur) patron pour un demeuré débranché du Net au point de se répandre publiquement dans les rues de la Toile, on risque aussi ce genre de désagrément (illustration ci-contre) qui, pour le coup, n’avait pas besoin de FireMe !

 

Le (bon) feuilleton de l’été

Daniel Thibault : « En 140 caractères, j’ai un format qui m’oblige à être bref, concis et pertinent pour être écouté, et ça me plaît. » (Photo : Jacques Nadeau – Le Devoir)

Feuilleton de l’été : Le Devoir à la bonne idée de publier à un rythme hebdomadaire les portraits d’usagers de Twitter plutôt influents.

Le premier, sur le scénariste Daniel Thibault, pose des bases tout à fait intéressantes : un argument de plus qui vient alimenter l’émergence des sphères publiques !

À suivre… vu que c’est un feuilleton.

Lorsque nos « amis » jauniront comme du papier…

Lorsque j’avais dix ans justement, je collectionnais les vignettes Panini (foot, magie, animaux…), quelques billes et diverses babioles dont j’ai perdu toute trace. Mes albums de vignettes autocollantes doivent être encore dans un vieux cartable scolaire, dans le grenier de ma mère, avec mes billes et sans doute les autres babioles dont je retrouverais la trace si j’y mettais le nez.

© James Emery, CC BY

Je pense à ces doux chérubins lorsqu’ils auront mon âge et même bien avant ; recaleront-ils au grenier voire à la poubelle de la même façon que moi leurs collections d’amis facebookien, ceux à qui ils « n’ont rien à dire » ?
Même si on sait qu’un ami sur Facebook n’est pas forcément un « ami » — vous savez, le vieux truc humain sur qui on peut compter quand ça ne va pas et particulièrement quand ça ne va vraiment pas — le média social propose en tout cas une façon inédite de gérer les relations humaines.
À quand les profils Facebook qui jaunissent comme les albums Panini dans nos greniers, faute de « liker », de « poker » ou de souhaiter un « hbd » — Happy birthday — à nos amis sur Facebook ?
Allez Mark, un petit effort…

Lorsque les réseaux sociaux n’ont plus d’utilité…

Ce post fait référence d’abord à l’émission Place de la toile du 1er octobre 2011, produite et animée par Xavier de la Porte sur France-Culture, lequel blogue son commentaire hebdomadaire sur un artéfact (livre, article, vidéo…) qui a lu, vu ou entendu.
Cette semaine, il s’agissait en l’occurrence d’un article de A.G. Sulzberger titré « Dans les petites villes, les rumeurs qui circulent sur le web deviennent nocives » publié dans le New York Times du 19 septembre 2011. L’article fait en effet référence aux fâcheuses conséquences qu’ont eu la mauvaise utilisation (diffamation et calomnies anonymes) d’un forum communautaire dans la petite ville américaine de Mountain Grove (5000 hab.).

Xavier de la Porte commente par ailleurs cet article ici. Le texte ci-dessous est donc en quelque sorte une réécriture du commentaire que j’ai posté sur son blog Internet Actu.

Jennifer James, l’une des victimes des ragots transportés par le forum communautaire de Mountain Grove (Mo) — Photo de Steve Hebert pour le New York Times

L’article de Sulzberger semble créer en effet un certain émoi — un tant soit peu extrapolé — alors qu’il devrait plutôt nous faire réfléchir. D’aucuns diront qu’il s’agit une fois de plus d’une attaque contre la liberté d’expression tout azimut qui doit régner sur internet. Je dirais plutôt qu’il s’agit d’une piste de réflexion vers ce à quoi servent les innovations (au sens sociologique du terme) et en l’occurrence ici les forums et/ou les réseaux sociaux.
Avant de s’emporter et de sauter sur ses grands chevaux, il serait sans doute recommandable d’allez fouiller un peu dans les rayons des biblitohèques universitaires de sciences humaines (sociologie, psycho, ethno…) qui regorgent de mémoires, de thèses et d’études sur les cultures populaires rurales et qui mettent en évidence, de façon directe ou indirecte, des phénomènes de rumeurs qui, lorsqu’ils enflent dans de petits espaces, génèrent des drames, comme ceux qu’a observé Sulzberger.
On peut difficilement reprocher à ce journaliste d’avoir pris la peine d’interviewer Christian Sandwig, chercheur à Urbana dans l’Illinois, histoire d’éclairer les comportements divers et variés — mais quand même pas géniaux — de la petite ville de Mountain Grove. Quand on est journaliste au NYT et qu’on va chercher le point de vue d’un universitaire comme Sandvig, réputé pour ses prises de positions plutôt libérales quant à l’intégration des nouvelles technologies dans l’éducation pour qu’elles deviennent des outils à part entière dans notre vie quotidienne, je ne pense pas que la démarche soit « néophobe », comme on peut le lire.
Le problème qui est posé est ce qu’on fait des comportements humains y compris les plus séculiers, orduriers ou non, à l’heure où les vecteurs de communication publique se transforment et se multiplient de façon exponentielle.
Le propos n’est pas de dire « Internet, c’est mal, donc on bloque tout », mais peut-être de réfléchir aux outils — techniques, éthiques, moraux, sociaux… — qui manquent à n’importe quel citoyen. Il est évident que les sphères rurales et urbaines ne partagent pas les mêmes valeurs d’usage, en ce qui concerne la communication. Déjà parce que cette notion de l’anonymat disparaît dans les petites villes (voir le commentaire de Zaapataa, en fin de blog de Xavier de la Porte). C’est d’autant plus vrai en Amérique du Nord et encore plus aux États-Unis où le communautarisme est si développé dans les milieux ruraux qu’il est devenu une condition de survie sine qua non à ces macrosociétés qui priorisent une vie de tous les jours à l’échelle humaine.
Regardons par ailleurs les choses dans l’autre sens : la solidarité entre les individus n’est pas une chose courante dans les grandes villes où règne l’anonymat. Les réseaux sociaux et les forums, pour le coup, viennent combler ce vide et jouent un rôle de lien social. En cela, ce sont plutôt les arguments de Topix, la société qui hébergent le forum local de Mountain Grove, qui sont contestables en se dégageant de toute responsabilité de diffamation et en se protégeant derrière le premier amendement de la constitution américaine.
Je crois au contraire que cet article du NYT soulève de vrais problèmes de société où les innovations sont toujours assorties d’un mode d’emploi — trop ? — standard qui ne tient pas compte des catégories d’usagers vers lesquelles ces nouveautés sont destinées.